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Rien n'est réel, tout est vraisemblable

Au fil de mon cursus en design graphique, j’ai développé un intérêt particulier pour la conception d’objets associés aux fictions. Lors de mon DNA j’ai souhaité expérimenter la mise en oeuvre d’une fiction littéraire à travers la production d’une multitude d’objets graphiques, et c’est durant la préparation de ce projet que j’ai découvert le métier le designer graphique pour le cinéma. Chacune des étapes de mon travail —de la recherche documentaire à la confection des objets— ont été intimement ludiques et substantielles, tant et si bien que je me destine aujourd’hui à embrasser cette profession. Mais cette confrontation face à de nouveaux enjeux pour le designer graphique a soulevé de nombreuses questions. Quelle est la place du designer dans une production filmique ? Comment et avec qui travaille-t-il ? Le faire, la confection quasi artisanale des objets que j’ai tant apprécié dans mes projets a-t-elle vraiment une place dans ce métier ? Finalement, quelles sont les différences entre le design graphique qui opère dans notre réalité quotidienne et celui présent dans les films ?
Pour trouver des réponses à certaines de mes questions et à l’occasion d’une mobilité internationale, j’ai été chaleureusement accueillie dans la section Design for film and TV dispensée à Nottingham Trent University. Durant plusieurs mois, j’ai pu mûrir mon regard sur le cinéma tant sur le plan formel que conceptuel. J’y ai également découvert une pédagogie particulièrement anglo-saxonne, qui sait dissocier l’analyse du jugement de valeur, et démontre que tous les films peuvent faire l’objet d’observations et d’analyses. Visionner et étudier Koyaanisqatsi (Godfrey Reggio, 1982) et Hair Spray (John Waters, 1988) dans la même semaine est tout à fait possible. Aussi, c’est pour cette raison que les films que j’ai choisi d’étudier pour leur objets graphiques, font principalement partie de ma filmographie personnelle. Ce sont des films qui m’ont marqués par leurs usages singuliers du design graphique. Leurs popularité, les critiques ou leur genre n’ayant pas une importance capitale. Ils sont justement le reflet de mon intérêt précis pour le sujet. Suite à ces expériences, le travail d’investigation et la recherche théorique relatifs à l’écriture du mémoire s’avèrent être une occasion idéale pour lever le voile sur cette pratique professionnelle singulière et méconnue du design graphique pour le cinéma et les séries, ainsi que la variété de ses productions. Il est parfois difficile de se positionner car mon approche de travail oscille entre la passion (par recherche de captures d’écrans sur des blogs amateurs par exemple), et l’exploration théorique comme la recherche d’outils d’analyses pour mieux traduire ces images et leurs enjeux. L’objectif étant de mobiliser différents registres, convoquer une subjectivité pour amorcer la critique et appréhender la réalité d’une pratique. Ni vraiment experte en analyse filmique, ni tout à fait étrangère à ce sujet, mon travail n’est donc qu’une contribution, une tentative d’analyse et de compréhension de ce métier mais également un vade-mecum personnel, un lieu où supposer un possible avenir. De fait une question subsiste, comment accéder au métier de designer graphique pour le cinéma et quelles sont les compétences nécessaires pour l’exercer ? Bien que j’ai pu apprendre et comprendre des aspects de cette pratique grâce à mes projets antérieurs, de nouvelles questions apparaissent. Quels sont les régimes du faux ? Autrement dit, à partir de quand peut-on dire qu’un accessoire graphique fait illusion ? Il y a également d’autres interrogations plus globales quant à l’action des objets graphiques dans le récit filmique et dans notre relation à la fiction. Serait-il possible d’affirmer que ces accessoires souvent invisibles soient indispensables ? De fait, y aurait-il la possibilité d’établir une typologie des artefacts graphiques au cinéma ? Pour y répondre, entendre l’expérience de plusieurs graphistes pour le cinéma semble nécessaire. Mais il serait également pertinent de s’attarder sur les différents statuts des accessoires graphiques à l’écran. Et en définitive l’analyse de ces objets dans le cadre d’études de cas précis permettra de découvrir la variété de productions de ses designers.

Une carte pour se repérer

L'objet graphique comme outil narratif

Est-ce judicieux d’introduire une enquête sur les objets graphiques au cinéma en prenant pour exemple le travail de Wes Anderson1 ? Par son affection particulière pour le design graphique, il est presque trop bon élève, finalement assez peu représentatif de l’utilisation courante des accessoires graphiques dans les films. Dans son cas, on peut d’ailleurs parler de cinéma des objets, tant leur représentation en est caractéristique. Cultivés comme des outils de narration abondants, donnant des détails très précis sur l’univers qui les entoure, ils apparaissent souvent comme des attributs de personnages. Matt Zoller Seitz2 qualifie l’utilisation des objets par Wes Anderson de « synecdoque matérielle ». Les objets révèlent, traduisent, participent du personnage. Mais c’est aussi dans la manière de les mettre en scène, c’est-à-dire de les disposer dans les espaces et les cadres, isolés par le montage, en insert3, employés ou non par les acteurs qu’il leur confèrent des rôles essentiels.

C’est avant tout parce que son travail est le point de départ de mon enquête que j’introduis le sujet par une scène significative de son attrait pour les accessoires graphiques détaillés. Mais également et —pour toutes les raisons, citées plus haut— car il est un cas à part de présence du design graphique au cinéma.

The Grand Budapest Hotel, Wes anderson (2014) — Script de la scène en annexe

Un décor carcéral est habituellement plutôt pauvre en objets graphiques (contrairement à un décor de bureau par exemple). Pourtant, on peut voir dans la scène ci-contre un accessoire graphique riche en détails : « Il y a des barreaux de gros calibre sur chaque porte, fenêtre, conduit. Il y a 72 gardiens à l’intérieur et 16 autres dans les miradors. On a un plongeon de 100 mètres pour atterrir dans des douves pleines de crocodiles. Mais comme dans toutes prisons il y a un point faible. Et en l’occurence le point faible prend la forme d’un système d’évacuation d’eau pluviale datant de l’époque des fortifications d’origines en pierres du Moyen-Âge. » Mais il est encore plus inhabituel qu’un personnage l’observe aussi attentivement et l’apprécie : « M.Gustave l’examine fixement et avec concentration » et qualifie ses lignes de « remarquables », au « talent prometteur ». La carte s’affiche en gros plan à l’écran durant 3 secondes, cette durée parait minime mais c'est une occasion pour le designer graphique d’ajouter des couches narratives à l’univers du film au travers de cette production. Ludwig, un des quatre colocataires de cellule de M. Gustave (un des personnages principaux de l’histoire) réalise une « carte brute mais très détaillée de l’étage et l’enceinte du château dessinée au fusain sur un morceau d’emballage de boucherie ». GBH1

Ludwig présente son plan à M. Gustave — The Grand Budapest Hotel, Wes Anderson (2014)

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La carte de la prison dessinée par Ludwig — The Grand Budapest Hotel, Wes Anderson (2014)

En tant qu’élément unique, il doit sembler être un objet crédible fabriqué par un prisonnier, obligeant ses concepteurs à entrer dans la peau du personnage. Pour cet accessoire graphique —et pour tous les autres du Grand Budapest Hotel— c’est Annie Atkins4 qui opère. Elle dessine d’abord la carte en se basant sur les éléments du script. Mais on observe qu’aucun autre des éléments de cet accessoire ne sont détaillés. Il lui faut imaginer un support, et le recyclage d’un emballage de colis reçu en prison parait une solution appropriée pour caractériser le mode de vie dépouillé du lieu. Cet emballage devient lui-même un objet composite avec le tampon de la boucherie, une marque d’affranchissement et donc, par extension, l’emblème du pays fictif du récit (Zubrowka) avec un timbre postal représentant le président du pays... C’est dans l’attention particulière aux détails que réside l’essence du métier de designer pour le cinéma. Annie Atkins parlera d’idiosyncrasie5, ce qui donne un tempérament particulier, une identité propre.

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L'emballage de boucherie — The Grand Budapest Hotel, Wes Anderson (2014)

Certains se demanderont pourquoi ? Quel est le but de faire tout ce travail si personne n’y prête attention et s’il apparait si peu de temps à l’écran ? La première réponse est évidemment que le designer graphique participe subtilement mais activement à la création des détails et la crédibilité fictionnelle d’un univers. Certes, le président de Zubrowka n’a aucun rôle actif dans le récit, mais en le matérialisant, A. Atkins ajoute des détails et crée une nouvelle couche de narration qui rend crédible les personnages et enrichit l’univers de la fiction. Cette carte est un maillage de signes, il n’est pas nécessaire de traduire ces objets à des personnes graphiquement peu cultivées, l’objet doit parler de lui-même et à tout le monde. Selon la théoricienne Joséphine Jibokji, les objets de cinéma portent bien un ensemble de significations qui prennent la place de l’humain, le représentent et l’englobent intellectuellement et matériellement. Ils sont destinés à « produire un effet sur les personnages fictionnels et par résonnance, à nourrir l’imaginaire du spectateur d’un ensemble de sensations et de réflexions qu’il pourrait ressentir » 6. Mais au-delà d’une projection sur l’audience, il faut aussi imaginer que les acteurs et le réalisateur ont besoin de ressentir cette authenticité dans les moindres détails de manière à se projeter eux-mêmes dans cet univers. Les accessoires et les décors sont aussi, pour eux, des outils de jeux et des sources d’inspiration. La force de ces objets tiendrait donc dans l’imaginaire de trois sources différentes, d’abord ceux qui le fabriquent, puis ceux qui le regardent et ceux qui le commentent. Ce sont les différents regards sur l’objet qui le chargent en images. « Leur forme sédimente le réel, s’en inspire et le réinvente. (...) Ils témoignent de faits imaginaires. Sans modèle identifiable, autrement dit sans original. Ils relèvent d’une multiplicité de références possibles, certaines plus évidentes que d’autres ».7

Des faussaires invisibles

À l’écran, comme dans notre vie quotidienne, une ou plusieurs personnes sont responsables de la conception et de la production d’objets graphiques. Ces spécialistes sont souvent crédités sur IMDb 1 en tant que graphiste ou graphic artist. Le design graphique pour le cinéma ne réside donc pas seulement dans les affiches promotionnelles ou la gestion typographique des génériques. Ici, on parle du design graphique diégétique, qui apparait physiquement dans le film, comme un accessoire graphique ou un morceau de décor. Tout ce qui contient de la typographie, un motif, une illustration et quasiment tout ce qui est constitué de papier ou d'écrans est géré par le designer graphique du département art de la production. Il apparaît aussi aujourd’hui, et depuis environ cinquante ans, des interfaces et autres objets interactifs numériques que les designers ont pour mission de rendre crédible. Aujourd’hui, la quasi totalité des productions cinématographiques ou de séries font appel à un ou plusieurs designers graphiques (selon les besoins et le budget du film).

Le département artistique

La conception graphique, appliquée aux éléments narratifs que sont les accessoires de cinéma, est un domaine qui n’a pas encore été pleinement identifié, particulièrement en France où il existe peu de publications consacrées à cet aspect de la profession. Il faut dire que le métier n’est reconnu —outre- Atlantique— par la United Scenic Union que depuis les années 80, et à l’époque ce poste était encore réservé aux stagiaires et assistants. Jusque dans les années 90, les décorateurs achetaient encore beaucoup de « vrais objets » (des objets de consommations courants) chez des fabricants mais les lois sur le copyright ne sont plus les mêmes aujourd’hui. Il faut dire qu’il existe encore certaines productions —en particulier à la télévision— où les producteurs ne saisissent pas l’importance du métier d’accessoiristes graphiques et préfèrent revoir leur budget de film à la baisse pour ne pas engager de designer graphique qualifié. Dans le cas de moyennes et grosses productions cinématographiques, (chaque projet a des besoins différents) en général le graphiste est l’un des derniers membres à entrer dans le département artistique, ce qui signifie que le travail des décors ou encore des costumes est déjà avancé. Il travaille principalement aux côtés des décorateurs et accessoiristes. Les réunions ont lieu avec les chefs de département, tandis que le reste de l’équipe est occupé sur la scénographie et les constructions. Mais les graphistes travaillent en amont de leur arrivée sur la production, si tant est qu’ils y soient présents (il est très fréquent pour les graphistes de travailler à distance). Dans le département artistique, on partage des « concept references », des références visuelles et culturelles. Échanger les mêmes bases de travail produit une expérience collaborative par influence. Les échanges se font aussi avec le département des costumes, des décors, des animatroniques, ou des effets visuels. Chaque département est lié au département artistique, ce qui instaure un effet de pollinisation croisée entre les idées jusqu’à ce que toutes les équipes trouvent des réponses adaptées et établissent donc ensemble une cohérence globale dans le film. On peut dire que la conception des accessoires graphiques ne peut pas se faire sans prendre en compte le décor dans lequel il se trouvera, il doit être établi en parallèle avec le décor pour saisir le sens de l’espace, le volume et la lumière. Mais depuis l’essor du télétravail et du partage de fichiers les départements communiquent également en ligne. Dans le cadre d’un travail à distance, J. Andre Chaintreuil, scénographe digital pour Minority Report2 explique que le chef décorateur, Alex McDowell, « avait mis en place un serveur pour la production auquel chacun pouvait accéder avec sa propre boîte de dépôt sur le serveur et il y avait un archiviste / informaticien à plein temps pour maintenir le système. Nous avons été encouragés à utiliser le serveur pour archiver, partager des images-clés, déposer et récupérer des fichiers les uns des autres et collaborer sur des conceptions au sein du département.» 3 Pour les designers graphique, il faut premièrement oeuvrer à une lecture du script. L’identification des éléments sur lesquels ils vont devoir travailler s’impose. Chaque mot du scénario doit être interprété et recoupé avec les production designers (à la tête du département) car il y a souvent déjà une direction artistique engagée. Il faut ensuite distinguer les accessoires qui feront partie d’une scène de nuit ou de jour, d’intérieur ou d’extérieur… car chacun de ces paramètres va définir son aspect et les conditions de sa production.

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Roue de rayonnement du département artistique

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Hiérarchie du département artistique : un organigramme fonctionnel. Par l’Art Director Guild. (Le designer graphique n’est même pas cité ici mais je le situerai dans la catégorie des décorateurs de plateau (set decorator) — Schémas tiré de The Art Direction, Handbook for Film de Michael Rizzo, p.25 et 28. (2005)

Organisation et compétences

Un film n’étant jamais tourné dans sa chronologie (hormis dans certains cas exceptionnels), le tournage est surtout dépendant de l’usage des décors et de la disponibilité des acteurs. Et puisque le designer graphique se trouve très souvent dans les derniers éléments de la chaine, il doit s’adapter à la chronologie du tournage, s’intéresser à ce qui sera filmé et quand ce sera filmé. Il lui faut faire preuve d’organisation pour arriver à assurer une continuité. Par exemple, lorsqu’un accessoire doit subir une intervention visible (taché, signé, plié, déchiré...), il devra produire plusieurs versions de cet objet, avec et sans l’intervention afin d’être prêt à filmer les multiples prises ou les scènes dans n’importe quel ordre. Maintenir ce détail en continu est parfois un tour de force. La réalisation des « repeats », les reproductions d’accessoires en plusieurs exemplaires parfaitement identiques, peut parfois soulever de vrais défis techniques. Cette capacité à reproduire un geste ou un objet fidèlement n’est pas forcément une compétence courante dans le métier de designer graphique d’aujourd’hui mais plutôt dans les métiers de l’artisanat (calligraphie, reliure et imprimerie traditionnelle par exemple…).

Des objets dans l'écran

Dans le champ du spectacle, l’accessoire est « un objet qui donne au décor, aux acteurs ou à l’espace de performance une période, un lieu ou un caractère spécifique » 1. Il est intéressant de se pencher sur la définition du mot accessoire comme adjectif, emprunté du latin juridique médiéval accessorius, dérivé de accedere au sens de « venir en outre, par surcroît, s’ajouter à ». Aujourd’hui l’adjectif accessoire signifie « Qui constitue une dépendance ou une annexe du principal. Et par extension, considéré comme secondaire, mineur, négligeable »2. Cette opposition peut sembler étonnante lorsque l’on sait qu’au cinéma, l’accessoire est bien souvent indispensable. Transposé dans l’industrie du cinéma (majoritairement américaine et anglaise) sous le nom de « movie prop », « film prop » ou simplement « prop ». Un bon accessoire, quelle que soit sa taille ou sa forme, nous fait croire en l’histoire, parfois même il transcende les limites du film dans lequel il apparaît et devient une icône du cinéma et de la pop culture. ghost

Le Potron pack – Ghostbusters, Ivan Reitman (1984)

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Le vélo d’Eliott – E.T., Steven Spielberg (1982)

Mais comment l’objet fait-il illusion  et  devient-il un accessoire indispensable ? Les accessoires les plus populaires sont ceux qui excèdent l’apparence, au delà de leur présence physique, ils ont une valeur psychologique forte et peuvent eux-même devenir des écrans de projection. Puisque nous appliquons notre propre conscience esthétique aux artefacts d'usage (même les plus ordinaires), ils deviennent porteurs d’une forte charge sociale. Les accessoires ne sont pas de simples objets, ils sont des objets qui nous rappellent tous quelque chose. Ils nous transposent dans la même image associée. « Il y a dans la représentation comme une superposition de deux types de présence : la présence effective d'une personne, d’un objet, d’une action, et la présence indirecte, médiatisée par la première, d’une réalité qui n’appartient pas au champ de l’appréhension directe ».3 C’est pour cette raison qu’ils sont de parfaits repères temporels.

Selon le théoricien Jacques Aumont « L’objet film n’est isolable et identifiable que s’il est objet d’attention, objet de soins, objet de regard, objet de conscience » 4. L’auteur ne traite pas spécialement les objets graphiquement enrichis mais il distingue trois modes d’apparition d’un objet dans un film. D’abord l’objet trouvé, un objet élu du décor, qui se retrouve isolé lors d'un rapport instantané (geste, regard...). L’objet utile, il est mis en scène et établit un échange entre les personnages, il permet aussi de contextualiser l’univers. Et l’objet investi, emblématique et symbolique, il émet des signes, et devient personnage. À travers l’objet investi, J. Aumont adopte la notion de signifiance. Selon lui « les objets nous suggèrent ou nous crient muettement d’un certain sens profond du monde ou de la vie ».5 Malgré l’intéressante réflexion de J.Aumont sur la conscience de l’objet, sa vision me semble trop large car elle ne prend pas en compte les supports et la physicalité (esthétique) des objets graphiques. De plus, plusieurs paramètres indispensables ne sont pas considérés. Tout ce qui régit l’apparition de l’objet dans l’image, son intégration dans le récit, la manière dont il est filmé, en fonction du genre...

Jackie au Royaume des filles : les cadres

La designer Annie Atkins rassemble les accessoires graphiques sous trois catégories.1 Tout d’abord les « dressing graphics » destinés à décorer le plateau.  Puis les « construction graphics » qui sont eux, montés directement sur le décor et enfin les « action graphics » manipulés par les acteurs. Mais A. Atkins le dit elle-même, il y a des zones grises. Un papier peint par exemple sera t-il considéré comme un dressing graphics ou bien un construction graphic ? De plus, cette vision semble aujourd’hui trop étroite si l’on veut prendre en considération la large production d’accessoires graphiques numériques. emma1

Les boîtes du magasin de couture – Dressing graphicEmma, Autumn de Wilde (2020)

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L’enseigne de l'écurie – Construction graphicEmma, Autumn de Wilde (2020)

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Invitation – Action graphicEmma, Autumn de Wilde (2020)

Annie Atkins utilise également les termes « Hero prop » et « Back prop ». On dira d’un accessoire qu’il est un Hero prop lorsqu’il est filmé en gros plan (type close-up) et présent à l’écran pendant plusieurs secondes. Ces objets graphiques doivent être absolument clairs et lisibles car même s’il sont mis en avant, le spectateur ne dispose que de quelques secondes pour les identifier et les déchiffrer. À l’inverse, on parlera de Back prop pour un accessoire de fond. Pendant une conversation entre deux personnages, ou lorsque que n’importe quelle autre action se déroule, il peut y avoir des dizaines et des dizaines d’objets dans le cadre qui sont censés compléter —sans nuire à la compréhension de l’action en cours— l’environnement de la fiction. Les Back props sont aux accessoires ce que les figurants sont aux acteurs. Certes, un back prop ne contiendra jamais d’information capitale pour la compréhension de l’histoire mais cela ne signifie pas pour autant que le travail graphique en sera moins exigeant. prop1

Recherche de logo – Hero propLe Mans 66, James Mangold (2019)

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Farces et attrapes – Back propHarry Potter et l’Ordre du Phénix, David Yates (2007)

Pour Jacky au royaume des filles, Georges Kafian2, qui s’associe à Fanette Mellier3, travaille à la création de l’univers totalitaire et misandre de la République démocratique de Bubunne imaginé par Riad Sattouf4. Le caractère typographique Bubunne dessiné par Fanette Mellier s’affiche tant au premier qu’au dernier plan. Dans la scène où Jacky reçoit une lettre d’un groupe de résistance, on peut parfaitement distinguer dans l’écriture l'influence « non latine, qui donne une impression d’étrangeté tout en restant lisible » 5 La demande de Riad Sattouf était claire au moment de la conception de ce lettrage, « J’ai voulu également un alphabet spécifique, utilisé aussi bien sur les affiches dans le film, que dans l’écriture manuscrite des personnages. Comme l’alphabet gothique, qui fait peur, l’alphabet bubunne impose une uniformité, une violence et une ambiance. Fanette Mellier, la graphiste, a travaillé autour de l’araignée, de la toile. C’était important pour la cohérence de cette société. » 6 Jacky1

Lettre de résistance – Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf (2014)

Le tout baigne dans un aspect vernaculaire qui confère une atmosphère si particulière au film, entre l’étrange et le ridicule. Voilà l’exemple parfait d’un Hero prop. Un gros plan de quelques secondes sur cet objet, propose une imagerie singulière qui ancre l’histoire dans une époque et un lieu totalement imaginaires, mais cohérent. Le designer graphique, Georges Kafian s’empare également du caractère pour le déployer dans les décors. D’abord avec les affiches repésentant Bubunne XVI —au pouvoir depuis 34 ans— largement inspirées des affiches totalitaires communistes où l’ont aperçoit également l’emblème de la République démocratique de Bubunne. Il élabore aussi une multitude de Back props, comme les packaging de produits tous unifiés accentuant l’absurde société de Bubunne. Jacky2 Jacky3

Affiches de propagande de la Générale de la République Démocratique de Bubunne – Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf (2014)

Les accessoires participent plus ou moins activement à l’histoire selon les cadres qui leurs sont attribués. Le cadre, autrement dit l’environnement de l’objet (isolé ou associé à d’autres objets...) et le cadrage, autrement dit la manière dont il est filmé, lui, dans son contexte. Dans le cas des Hero prop, le gros plan est largement utilisé. Avant tout car il permet de montrer les détails de l’accessoire mais également car il a un pouvoir d’étrangéification et accentue la dramatisation de l’apparition d’un objet clef dans l’histoire. « Les lois de la perspective cinématographique sont telles qu’un cafard filmé en gros plan paraît sur l’écran cent fois plus redoutable qu’une centaine d’éléphants pris en plan d’ensemble. » 7 Jacky5 Jacky6 Jacky4

Étiquette de produits cosmétiques – Jacky au royaume des filles, Riad Sattouf (2014)

Interview avec Georges Kafian

AM : J’ai découvert votre travail pour Minuit à Paris et Jacky au royaume des Filles. Récemment j’ai aussi vu J’Accuse et j’ai découvert que vous y aviez également travaillé.
GK : En effet, pour J’accuse, nous étions deux graphistes avec Edwige Boutet. Ponctuellement, j’ai aussi pris une troisième graphiste qui a géré uniquement les journaux de la scène du kiosque, de la publication du journal J’accuse. C’est d’ailleurs avec cette même équipe que j’ai travaillé pour Populaire, un film ou le travail de design graphique était très conséquent. Le film se déroule dans les années 50 en Normandie, et on suit l’histoire d’une jeune fille qui participe à un concours de rapidité dactylographique, son père tient un bazar dans le village, et donc, on a refait entièrement tous les produits du bazar, absolument tout. Edwige s’occupait uniquement des packagings, Yves qui travaillait sur tous les journaux et moi je coordonnais les affiches et les enseignes. C’était vraiment un gros boulot de graphisme.

Donc si je comprend bien c’est vous qui choisissez vos assistants sur les projets ?
Oui mais ça dépend des projets. Il faut savoir qu’en général, sur les projets il n’y a pas beaucoup de graphistes. Quand j’ai débuté dans ce milieu il n’y avait quasiment pas de graphistes. C’est à dire qu’il n’y avait pas d’école qui formait à ça et puis c’était même un truc un peu inconnu. Quand je suis arrivé en 2004, je sortait d’une agence car je ne m’y plaisait plus et un ami peintre qui travaillait dans le cinéma m’a conseillé de rejoindre ce milieu qui avait besoin de graphistes car il n’y en avait pas. C’était des assistants formés pour utiliser Photoshop et Illustrator. Et comme la plupart des décorateurs ont peu de connaissances typographiques et graphiques, quelques-uns ont une sensibilité mais la majorité sont des ignares en graphisme. À l’époque il se contentaient de peu.

Dans mes recherches j’ai vu effectivement qu’à l’époque ce poste était réservé aux stagiaires.
Exactement, j’ai connu des chefs décorateurs qui ne comprenaient pas ce que c’était. Parfois il engageaient des imprimeurs qui apprenait sur le tas. Mais le cinéma c’est un peu le domaine de l’empirique. C’est à dire qu’il y a plein de gens qui viennent dans les équipes de déco par n’importe quelle porte. Par exemple tu peux commencer rippeur (Un rippeur assiste l’assemblier, il s’occupe du transport, de l’installation et du déplacement des éléments lourds du décor.) Autour du décorateur, il y a son bureau, avec son assistant qui va gérer l’équipe et la comptabilité, il y a un deuxième assistant pour dessiner les ambiances imaginées par le décorateur en fonction des repérages. Une fois que les dessins d’ambiances sont validés, ils sont transmis aux dessinateurs de plans qui préparent la construction avec le chef constructeur et le chef menuisier qui vont faire toute l’ossature du décor. Ensuite c’est le chef peintre qui intervient sur le décor, ils font partie de la branche « ouvrière » . Et de l’autre côté il y a l’assemblier qui va gérer le meublage et l’accessoirisation, assisté par les régisseurs extérieurs et les rippeurs qui vont chercher et installent les éléments de décor. Et le graphiste se situe un peu entre les deux, c’est un petit département, il est un peu tout seul mais il peut travailler aussi bien avec le constructeur, l’assemblier ou le décorateur. Je peux faire des éléments de décor comme des enseignes ou des panneaux. Par exemple pour J’accuse, toutes les rues sont remplies de boutiques, dans ce cas le dessinateur de plan me donne les mesures et ensuite je discute avec le constructeur pour voir le décor et commencer à travailler sur les enseignes.

Vous devez donc vous adaptez en permanence à tous ces paramètres établis avant votre arrivée ?
C’est ça, à moins de travailler sur un gros film d’époque comme J’accuse ou Populaire où j’ai commencé à travailler en même temps que tout le monde, mais très souvent effectivement j’arrive un peu après. Si j’ai beaucoup d’interventions à faire sur le décor, c’est important de commencer tôt, mais si c’est uniquement des accessoires on commence plus tard.

Vous travaillez souvent à distance ?
Ça dépend. Certaines équipes n’ont pas de problèmes pour travailler à distance, c’est assez agréable parce qu'il y a un côté assez fusionnel dans le cinéma où on aime bien avoir tout le monde autour de soi, ce qui est un peu bête des fois parce qu’effectivement tu es efficace sur un film comme J’accuse parce qu’on travaille beaucoup les uns avec les autres. Mais des fois c’est dommage quand tu fais un film et que tout le monde part en tournage loin où il n’y a ni réseau ni matériel, dans ce cas c’est mieux de travailler chez soi.

Étant donné le large spectre de réalisateurs et de projets sur lesquels vous avez travaillé j’imagine que la part de liberté est assez variable ?
De toutes façon quand tu es graphiste tu es au service de quelqu’un d’autre, donc tu mets ton égo de côté. Le graphiste dans le cinéma c’est un truc un peu à part en fait. Je dirais que souvent le problème des graphistes c’est qu’ils ont envie d’être des artistes. Donc ils veulent faire leur propre création et ne pas avoir à subir les choix de quelqu’un d’autre. Mais dans ce cas il faut devenir plasticien ou savoir trouver des solutions pour vendre sa meilleure idée et influencer les décisionnaires avec ses explications. Un bon graphiste pour le cinéma doit savoir s’adapter au décorateur et à la demande du réalisateur, parfois il faut absolument faire un truc laid. Par exemple faire des affiches de camping qui doivent être volontairement maladroites. Pour Jacky au royaume des filles, il avait deux graphistes sur le film avant moi, le réalisateur était en panique car les graphistes ne comprenaient pas ses demandes et faisaient des affiches d’un monde parfait. J’ai ensuite été contacté par la productrice et quand je suis allé voir Riad Sattouf il m’a dit « ils n’ont pas compris, moi j’ai vécu en Syrie, et mon film s’inspire de cette ambiance, je me rappelle des affiches politiques mal faites ». Du coup je me suis éclaté, j’aime ce genre de détails, je suis allé voir des affiches de l’OMP et du HAMAS. Je lui ai envoyé pleins d’affiches kitsch du Moyen-0rient avec des effets graphiques étranges au possible. Ensuite je lui ai envoyé des propositions d’affiches et il était très satisfait. Fannette Mellier avait déjà établi la police de caractère en amont et ensuite je l’ai utilisé pour les affiches.

Vous avez travaillé avec beaucoup de réalisateurs internationaux, est-ce du au fait que les tournages aient eu lieu en France ?
Oui c’est ça. Je suis rentré dans le milieu du cinéma lorsque j’ai suivi un ami sur le tournage d’Un long dimanche de Fiançailles, il n’y avait pas de boulot pour un graphiste mais j’ai fait de la figuration. (Rires) Du coup grâce à la directrice de casting des figurants, durant toute l’année 2004 j’ai fait de la figuration sur des films parce que je voulais rentrer sur les décors pour essayer de brancher les équipes.

C’est une bonne astuce ce chemin de traverse…
Oui, parce que même si tu es un bon graphiste, les gens sont flippés tant que tu n’as pas fait un film avec untel ou unetel, ils ne veulent pas t’embaucher. C’est un truc un peu bizarre… Sauf si tu es la fille de quelqu’un, là ça va.

Dommage…
Si tu as fais des études spécialisées c’est déjà bien. Mais ça reste compliqué. Et du coup en faisant de la figuration j’ai rencontré beaucoup de gens. Et un jour j’ai fais une figuration pour Sex and the City, l’épisode final à Paris, je me retrouve déguisé en touriste Américain… Bref, un ami de longue date était le premier assistant sur l’équipe française. Il faut savoir que pour les tournages américains, ils se déplacent en France avec leurs chefs de postes (décorateur, premier assistant réalisateur, chef opérateur, producteur, production design…) qui sont doublés par une équipe française. C’est plus simple d’engager un graphiste local. Par exemple Munich devait être tourné entièrement en France mais pour des raisons de politique et de budget ils ont tourné en Hongrie (quelques scènes ont été a tournées à Paris quand c’était nécessaire), mais c’est débile car l’architecture hongroise n’est pas celle d’Haussmann… On ne reconnait pas Paris. Pour les américains c’est européen, ils ne font même pas la différence. On m’a déjà contacté pour un film sur la seconde guerre mondiale et ils n’avaient que des graphistes tchèques qui étaient incapables de comprendre ce qu’ils devaient faire, en plus ils utilisaient des polices qui ne fonctionnaient même pas avec l’époque… Il faut avoir une culture précise, un graphiste de cinéma doit avoir une fibre historique.

Quels sont vos outils de recherches ? Vous rencontrez des consultants pour certains projets ?
Ça arrive que sur certains films il y ait un documentaliste qui travaille avec nous. Et moi je fais des recherches en ligne, dans les livres, j’ai des livres sur l’ancien Paris, la seconde guerre mondiale… Je vais dans les libraires et j’achète de quoi me documenter. À la librairie Mona Lisait, il y a plein de livres historiques, on y trouve pas mal de choses. Sinon en ligne, il faut être malin et savoir chercher correctement. Il y a plein de collectionneurs qui partagent des scans en haute définition, avec un peu de chance tu peux trouver des choses très précises sur des bibliothèques en ligne, sur Flickr, récemment j’ai trouvé pleins de scans de paquets de céréales américains des années 70.

J’ai vu que vous étiez également plasticien. Pour vous, quelle est la part de travail pour la fabrication des objets ? Est-ce une tâche que vous préférez déléguer ?
Ça dépend de la quantité de travail. Avant je faisais les passeports moi-même par exemple, je les imprimais sur mon imprimante puis je faisais la couverture mais maintenant c’est fini, j’ai un imprimeur qui m’édite un carnet en couleur, et je n’ai plus qu’à coller la couverture, avant je collais tout moi-même c’était très long. Mais tout dépend aussi du budget du film.

Mais j’imagine qu’il faut avoir une fibre manuelle, par exemple dans J’accuse il a beaucoup de lettres manuscrites…
Ça ce n’est pas moi qui les ai faites. Dans J’accuse particulièrement il y avait un petit atelier qui faisait tout ça. Des stagiaires ou juniors qui avaient appris la calligraphie à l’école. Ils faisaient à la fois la réalisation des carnets, des choses en papier, des chemises… Le décorateur Jean Rabasse était hyper pointilleux, donc on a vraiment réalisé toutes sortes d’accessoires, c’était quelque chose à part. De temps en temps j’intervenais pour faire des étiquettes par exemple, elle étaient collées sur leur travail. La plupart du temps je ne fais pas ces choses-là sauf s’il n’y a pas grand chose à faire, par exemple pour une carte d’identité je le fais car il n’y a pas beaucoup de travail la plupart du temps et maintenant que j’ai un fichier je change le nom et la photo, j’applique les effets, j’imprime sur une imprimante jet d’encre, je plastifie avec une machine et j’arrondis les angles avec une perforatrice emporte pièce.

Dans votre travail je ne vois pas de projet sur des interfaces numériques, j’ai l’impression qu’il y a une vraie division dans le métier entre ceux qui conçoivent des interfaces numériques et ceux qui conçoivent des accessoires physiques.
Oui, moi je n’aime pas du tout. Ça ne me plait pas de faire des fausses pages Facebook ou Instagram. J’en ai déjà fait mais je préfère déléguer à d’autres, je ne sais pas pourquoi mais je n’aime pas le faire. Je peux faire les écrans mais après j’envoie mes fichiers à quelqu’un qui va faire l’intégration, les animer.

Quelles sont vos figures de tutelles ?
Bah oui, moi ! (Rires). Non mais y a des gens dits « seniors » aujourd’hui mais quand je suis arrivé il n’y avait personne. Ce qui est bien aussi, car je ne veux pas forcément garder ma place, c’est qu’il y a de plus en plus de gens compétents qui arrivent, des jeunes qui sortent d’écoles avec des formations graphiques. Alors que ceux que j’ai remplacé quand je suis arrivé n’y connaissaient rien. Je dis pas que j’étais le premier, mais ils n’avaient pas cette sensibilité.

Entretien téléphonique réalisé le 16/01/21

American Psycho : du texte à l'image

Puisque la base dʼun film de fiction repose avant tout sur son script, le travail dʼécriture, et que le cinéma est un langage souvent comparé à la littérature, étudier lʼadaptation, soit le cheminement depuis un livre jusquʼau film en passant par le script pourrait nous éclairer sur la mise en scène d’objets graphiques importants et situer comment le rôle qu’on leur a donné à l’écrit se transpose à l’écran. Il ne faudrait pas tomber dans l’écueil de chercher à relever les différences mais plutôt confronter les imaginaires, confronter la vision d’un autre sur une œuvre originale. Quelle est l’interprétation du roman par un réalisateur mais aussi et surtout l’analyse du script du réalisateur par le designer graphique ? Il ne s’agit pas ici de questionner ces relations en général, le sujet étant trop vaste, mais plutôt d’observer dans une étude de cas la traduction d’éléments graphiques dans le contexte d’un glissement du livre au film.

L’adaptation d’American Psycho (2000) par Mary Harron se base sur le roman éponyme de Bret Easton Ellis (1991). Dans ce cas particulier nous avons la possibilité d’étudier la description d’un objet à l’image en mouvement , surtout quand on sait que la caméra permet aujourd’hui de se rapprocher de plus en plus des perceptions de notre réalité, et va parfois même au-delà des capacités de l’œil humain. Dans ce roman, le niveau de description des détails est volontairement éminemment précis pour coller à la personnalité psychopathe, superficielle et narcissique du personnage central, Patrick Bateman. Les descriptions systématiques de l’apparence physique des personnages sont si longues qu’elles en affectent presque la lecture. La célèbre scène des cartes de visites située au début du roman et du film est emblématique. À ce moment de l’histoire, ces cartes sont des outils parfaits qui révèlent la personnalité des personnages. Dans le roman, cette scène n’a pas une importance capitale (deux pages uniquement) mais dans le film, la scène dure plus de deux minutes, la réalisatrice en fait un évènement, et les cartes de visites sont au premier plan de l’action.

American Psycho, Mary Harron (2000) — Script de la scène en annexe

Dans le film, Patrick Bateman montre fièrement sa carte au papier couleur « os » 1 (une allusion aux pratiques criminelles de Patrick) composée avec la police de caractère fictive nommée « Silian Rail » (qui semble être une Garamond en petite capitale) donnant un style traditionnel et sérieux. Un œil averti remarquera le déséquilibre entre la marge supérieure et inférieure (symbolisant probablement l’état mental du personnage) et le manque d’espace après l’esperluette. Cette carte soit-disant imprimée en plomb (les reliefs sont visibles sur un des plans) semble assez mal composée pour un travail de si bonne qualité (réalisé par un imprimeur selon Bateman). La carte de David Van Patten semble un peu moins déséquilibrée que celle de Patrick. Le coloris du papier nommé « coquille d’œuf » ressort grâce à l’aspect non couché du papier (texture épaisse) et composé avec « des caractères romains », une Bodoni, probablement en impression offset, ce qui lui confère un aspect plus moderne. La carte de Timothy Bryce est, selon lui, imprimée en « lettrage en relief blanc » (le relief est peu visible à l’écran) sur un papier « nimbus pâle ». Composé en Helvetica, caractère populaire et contemporain, la marge supérieure est déséquilibrée et le papier semble moins texturé que celui de David. Ils discutent ensuite de la carte de Paul Allen (absent dans la scène), Patrick en voix off : « Regardez cette subtile coloration blanc cassé. L’épaisseur de bon goût de celui-ci. Oh mon Dieu, il y a même un filigrane… »mais aucune trace de filigrane à l’écran. Imprimée sur un papier non couché et composée en Copperplate Gothic (un choix moderne et moins commun que l’Helvetica). On observera également que sur les quatre cartes le mot « acquisitions »* est mal orthographié (en omettant le c). Dans une scène plus tardive, on peut voir la carte de Luis Carruthers, imprimée à l’encre verte et à la feuille d’or, elle est aussi déséquilibrée en haut et à droite. Luis est très fier de présenter sa carte suite au débat précédent mais son nom de famille est en premier et son prénom en minuscules. C’est une carte clinquante avec d’avantage d’erreurs de composition que les autres, ce qui correspond plutôt bien à sa personnalité, il a voulu en reproduire une rapidement et il en a sûrement fait un peu trop pour impressionner ses collègues.

L’histoire, qui se déroule à New York à la fin des années 1980 met en scène et illustre parfaitement l’univers des golden-boys, imprégnés de capitalisme et de cupidité. Cette scène est un vrai concours absurde de représentation où chacun veut montrer le meilleur de lui à travers sa carte de visite. L’occasion est idéale car les différences subtiles entre les cartes, les choix graphiques ont une force symbolique. Ces cartes connotent et mettent en avant l’image sociale de leurs propriétaires. Pourtant, aucun d’entre eux ne peut vraiment voir qu’ils se copient simplement. Il n’y a pas d’originalité, la seule chose qui compte pour eux, c'est qu’ils pensent être meilleur que les autres. Le cynisme est flagrant, des hommes adultes se comparant les uns aux autres en montrant leurs cartes de visite qui sont fondamentalement et principalement les mêmes. La succession de ces cartes à l’écran, qui se ressemblent beaucoup —sauf pour un regard averti— souligne la vacuité de ces hommes. Mais la manière de filmer ne semble pas suffisante pour montrer toutes les subtilités soulevées du point de vue du personnage. La mise en scène de ces objets est censée leur conférer un statut particulier et finalement, il ne se passe pas grand-chose. Pourtant dans le roman, Patrick découvre la carte de Price : « devant cette carte, le restaurant parait s’éloigner, se dissoudre, le bruit se fait lointain, comme un murmure insignifiant...» 2. Mais dans le film, la scène se déroule dans une salle de conférence et c'est la carte de Paul Allen (nommé Paul Owen dans le script) qui est au centre de l’attention. « Bateman déglutit, sans voix. Le son dans la pièce se meurt et tout ce que nous entendons est un faible battement de cœur alors que Bateman regarde la magnifique carte. » 3. Le changement de décor peut se justifier par le fait de mettre en scène cette compétition directement dans le lieu de travail, l’arène centrale des guerres d’égos. Même sur les forums, certains internautes se questionnent sur les détails des cartes4 car tous les personnages ont le même poste de vice-président, position fréquemment investie par plusieurs personnes dans une banque, mais ce poste —particulièrement lisible sur les cartes— revèle encore que tous ces hommes sont au même niveau hiérarchique et que leur compétition n’a aucun sens. La position de Bateman en tant que narrateur interne (dans le roman comme dans le film) doit guider la manière dont ces objets sont filmés. Ces remarques et réactions en voix off suggèrent que les cartes doivent être filmées de son point de vue. Comme l’explique Laurent Jullier, dans le cadre d’une adaptation « la distance du narrateur change la vision car elle permet de déterminer la distance à l’objet 5». Cependant la manière de filmer la carte de Paul Allen ne fait pas particulièrement ressentir cette sensation. La réalisatrice fait un simple usage de gros plan sur les cartes entre coupés de plans moyens sur les personnages de la pièce au-dessus de l’épaule de Bateman. Certes, on se sent à sa place, ce qui est justifié par la postition hétérocentrée6 de Bateman dans la narration, mais elle aurait pu, par exemple, proposer un changement de focale ou de profondeur de champ pour conférer à cet objet le rôle pertubateur initial attribué dans le livre, et maintenu dans le script.

Deux ou trois choses que je sais d'elle : objets graphique et consommation

Au cinéma, les objets expriment une conception du monde, du moins une conception du cinéma dans son rapport au monde. C’est d’ailleurs pour cela qu’un certain cinéma ne fait pas le même usage de l’objet (Bergman, Tarkovski, Rossellini, et quantité de films dits réalistes...) C’est que la majeure partie des exemples cités dans mon travail font partie et sont reliés à une culture des productions anglo-saxonnes, dites « superproductions » —là où il faut aussi entendre productions à gros budget— c’est à dire un cinéma récent là où il est possible de faire évoluer le métier de designer graphique dans le but de concevoir des accessoires graphiques diégétiques. Car dans cette culture, souvent populaire, les objets sont fortement liés à un mode de consommation moderne. « L’apparition des objets fabriqués dans les films de fictions témoigne de l’artificialité de l’univers filmique » 1.

Placement de produit

Il faut mettre à part les situations de placement de produit et leur différents usages dans le contexte des fictions cinématographiques car elles relèvent d’une simple logique d’emprunt. Cette insertion « d’un produit ou d’une marque dans une ou plusieurs scènes d’un long métrage cinématographique 2 » est payée par la marque qui se réserve évidemment un pouvoir de décision sur le moment et la façon dont son produit est exposé (visuellement ou verbalement). Les dépenses dans le placement au cinéma sont en croissance permanente mais depuis les années 2000, la télévision surpasse le cinéma en terme d’investissements. En 2011, la part de dépenses pour les placements à la télévision représente près du triple des sommes investies au cinéma3. C'est principalement l’influence d'une marque sur un film qui donne au placement de produit cette image souvent négative (outre la réputation de publicité cachée devenue flagrante). Mais le choix d’intégrer des marques existantes n’est pas forcément influencé par une démarche commerciale. L’utilisation visible de marque (hors contrat commercial) est évidemment toujours possible mais souvent compliquée (en terme de légalité) et également plus couteux car ces droits d’images sont souvent élevés. Cependant, faire apparaître des logos de marques dans un film produit un effet de décor réaliste souvent nécessaire pour contextualiser un lieu, une époque ou réprésenter des événèments fictifs comme étant réels. prod1

Colis Fedex — Seul au monde, Robert Zemeckis, (2001)

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Boites de conserves Heinz — Shining, Stanley Kubrick, (1980)

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Enseigne Burger King — Stranger Things, Duffer brothers, (2019)

Les designers graphiques pourraient s’inspirer des modalités d’apparition des placements de produits pour se rapprocher de cette image furtive mais marquante. Pourquoi ne pas transposer ces paramètres d’apparition au niveau des accessoires graphiques ? En 2015, Laurence Casier à mené une enquête précise au sujet de l’efficacité des placements de produit4. Elle démontre que —dans le cadre des productions américaines— le nombre de placements par film s’élève à 53,2 en moyenne (la durée moyenne du placement étant de 3,03 secondes). Et sans grande surprise, « le genre affichant le nombre de placements le plus élevé est le film d’action avec 26,6% de l’ensemble des placements, suivi par le thriller en seconde position (22%)». L. Casier étudie également les formes de placements (durée, plan, usage...) mais suite à ces recherches, la chercheuse déclare que « la conception d’un modèle d’efficacité semble compromise, au vu des nombreux contextes et modes d’utilisation des placements. »

Publicité fictive

Raconter un placement de produit dans la fiction peut aussi être un bon compromis créatif et critique. Le graphiste Eric Rosenberg5 propose pour Truman show (Peter Weir, 1998), des objets qui participent au comique des situations de la vie (artificielle) du personnage de Truman. Adopté par une société à sa naissance, il est filmé et exposé à son insu en continu dans une émission de télé-réalité. Lors d’une scène d’interview, Christof, le créateur de l’émission explique « C’est vrai. Tout dans la série est à vendre, de la garde-robe des acteurs aux produits alimentaires, en passant par les maisons dans lesquelles ils vivent. » L’omniprésence de la publicité dans le film accentue la dimension contrefaite et la mise en scène totale de l’environnement du personnage (les placements de produits étant l'unique solution pour ne pas couper le programme avec des pages de pub). De plus, les objets sont présentés par les acteurs —de la fiction et du film— d’une manière si peu discrète et théâtrale qu’ils en deviennent de vrais ressorts de comédie. Le designer, Eric Rosenberg participe ici à un placement de produit diégétique ironique, et de fait, plusieurs couches de conception s’implantent en abyme : si l’on regarde de l’extérieur le designer conçoit un faux objet publicitaire, lui-même étant fictivement présenté en tant que tel. show

« Regarde ce que j’ai eu gratuitement à la caisse, c’est un Chef’s Pal ! C’est le meilleur éplucheur tout-en-un, tu n’as pas besoin de l’aiguiser et il va au lave-vaisselle ! »Truman show - Peter Weir (1998)

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« Pourquoi ne me laisses-tu pas te préparer cette nouvelle boisson Mococoa ? Aux fèves de cacao naturelles des pentes supérieures du Mont Nicaragua et sans édulcorants artificiels. »Truman show - Peter Weir (1998)

Usage contestataire

Il me semble nécessaire de présenter des exemples où certes il n’y pas de designer graphique dans la production mais où l’objet graphique pourtant détient une place forte dans le discours de la fiction. Même si l’objet ne semble pas être un outil de projection représentatif dans certains genres et à une certaine époque du cinéma, certains réalisateurs justement l’utilisent comme objet d’ouverture de débat et de contestation de cette consommation. Un cinéma « entre les deux  », l’objet graphique n’est ni seulement commercial, ni seulement diégétique, il devient un objet de discours, de propos. Ce cinéma qui se révèle entre 1950 et 1970 fait désormais apparaitre les objets dans le contexte de l’essor de la société de consommation. Les réalisateurs (Jacques Tati, François Truffaut et la Nouvelle Vague...) cernent à quel point ils reflètent une société où les objets commencent à occuper une place centrale. Les objets graphique peuvent donc aussi témoigner d’une attitude face à la réalité et s’apparenter à une déclaration d’intentions de la part du cinéaste. Et s’il fallait désigner un cinéaste qui met en scène ses enquêtes sociologiques avec une force visuelle graphique et critique, Jean-Luc Godard serait celui-là. Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967) s’ouvre sur un chantier, celui de La Courneuve. Ce film est le nouvel héritage d’une société d’uniformisation et de rationalisation. Il documente les nouveaux modes de consommation et d’habitation. Godard dira à propos de son film « Je me regarde filmer et on m’entend penser. Bref, ce n’est pas un film, c’est une tentative de film et qui se présente comme telle. Ce n’est pas une histoire, cela veut être un document ».

Quel document nous livre Jean-Luc Godard ? D’abord un constat sur ce qu’il sait d’elle (la France, la société, la banlieue, la ville, la femme, Juliette…). Mais ce constat est fatalement subjectif et c’est ainsi qu’il se transpose en critique. La Courneuve, jamais nommée, est ici représentative de la nouvelle banlieue. Les plans de chantiers récurrents rythment une trame fictionnelle réduite et engagent une dimension documentaire. La transformation urbaine est à la fois sujet et forme du film. La juxtaposition, et les ruptures des formes et des contenus illustrent le contexte de la ville moderne, des Zones à Urbaniser en Priorité, un symbole gaulliste, dont Godard s’empare pour montrer le mal des Grand Ensembles. À travers les objets de consommations et leurs symboles, ici des publicités diverses en plein cadre, Godard évoque « l’enfermement solitaire, dans un monde où les objets tiennent place d’interlocuteurs, à travers l’omniprésence des images publicitaires ».6 Les mots des enseignes remplacent les choses et remplacent la nature pour représenter le monde moderne. pub1 pub2 pub3

Deux ou trois choses que je sais d'elle - Jean-Luc Godard (1967)

Dans la cuisine de l’héroïne, Juliette, les emballages et les marques sont partout. Ils sont liés à ce mode d’habitation et donc à un mode de consommation. Ces objets seront encore cités lors de la scène finale. Dans l’herbe les emballages sont disposés de sorte qu’ils reproduisent les grands ensembles et reconstituent la ville en modèle réduit. L’image parle d’elle même. Ces objets sont des reflets de notre société malade. Mais dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, Godard laisse un message optimiste quant à l’usage des objets « Peut être qu’un objet est ce qui nous permet de relier, de passer d’un sujet à l’autre, donc de vivre en société, d’être ensemble…». god1

La cuisine de Juliette Deux ou trois choses que je sais d'elle - Jean-Luc Godard (1967)

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Scène finale Deux ou trois choses que je sais d'elle - Jean-Luc Godard (1967)

Une typologie par l’étude de cas

Puisque les diverses analyses sur les accessoires au cinéma sont incomplètes — celle d’Annie Atkins ne prend pas en compte les objets numériques et présente des zones floues, et Jacques Aumont considère les dimensions symboliques des objets (qui doivent aussi être explorées) mais ne donne pas sa place au design graphique — il faut ouvrir une réflexion hybride, rechercher une typologie plus claire. Plusieurs éléments n’ont pas été pris en compte et me semblent nécessaires à prendre en considération dans la recherche d’une typologie. L’importance de l’objet à l’écran par la durée (généralement en secondes) ou la fréquence d’apparition, son lien avec l’intrigue et son intégration dans le scénario (narratif, descriptif), son type d’interaction avec les personnages, sa position dans l’espace qu’il occupe (taille, position, plan). Il peut également être intéressant d’observer dans quel genre cinématographique leur apparition est favorisée (drame, action...) ainsi que leur usage en fonction des productions (américaine, européenne...).

Le journal de The Earl Hays Press : objets message

The Herald

« The Herald » qu’on pourrait traduire par « le messager », tire son origine de la Renaissance. Les messagers du roi détenaient le titre d’Herald, leur mission étant de transmettre les messages officiels (déclaration de guerre, nouvelle loi, arrestation...). Dans la narration (littéraire et cinématographique), il a pour fonction principale et universelle de donner au protagoniste l’appel à l’aventure, de lancer l'intrigue. Ce message peut prendre une forme humaine mais aussi celle d’un objet, il est le ressort de tout drame. Dans un film, lorsque l’Herald est un objet, il est souvent en papier et du fait de sa position centrale dans le déroulement d’une histoire il est souvent destiné à devenir un Hero Prop.

Un objet-message a trois fonctions principales1 (parfois juste une, il peut alors être considéré comme une préfiguration). D’abord il promet au public que quelque chose va se passer, que cette histoire comporte une suite d’évènements. Ensuite, il agit souvent comme un appel à l’action pour le protagoniste (assez grand pour indiquer les enjeux et les motiver à agir). Et pour finir, il donne à la fois au public et au protagoniste un aperçu du monde inconnu dans lequel ils vont bientôt entrer. Il faut noter qu’un objet-message peut s’adresser au public ou être destiné au protagoniste. Parfois, ils s’adressent aux deux, parfois non. Il peut y avoir de nombreux Herald dans une histoire, souvent deux, un au tout début, disant au public que le conflit arrive. Et un autre peu de temps après, agissant comme un appel à l’action pour le protagoniste. Le journal, par exemple, est souvent un objet-message, d’abord parce qu’il conserve à l’écran son rôle informatif en tant qu’objet de presse, mais aussi pour des raisons économiques. Si vous devez dire au public qu’il y a une guerre en cours vous pouvez montrer un titre de journal qui annonce cet évènement plutôt que filmer une scène de bataille onéreuse. Il peut ouvrir un récit et résumer une affaire en cours ou contextualiser le film. Il peut annoncer la fuite d’un personnage qui interviendra dans l’histoire. L’apparition en gros plan des petites annonces donne des indices sur la suite du récit. Parfois l’importance d’un objet message peut être moqué comme dans OSS 117 : Le Caire, nid d’espions lorsque le personnage principal passe totalement à côté de l’information importante. Dans ce cas, le message est destiné au public. Cette présence forte du jounal permet une multiplicité de possibilités pour y donner une information, une référence, ou tout autre signe.

Au cinéma, l’accessoire du journal est tellement utilisé qu’il en existe même un modèle standard qui apparait dans plus d’une centaine de films depuis 50 ans. Fabriqué par The Earl Hays Press2, une entreprise californienne qui conçoit des produits fictifs pour le cinéma (plaques d’immaticulation, emballages, documents officiels, billets, cartes d'identités...) dont le célébre journal, le recto est vierge et peut être personnalisé, mais l’intérieur et le verso sont toujours identiques. On y trouve plusieurs articles tels que « Elle est la troisième fille la plus brillante mais difficile à voir », « Projet de loi de compromis sur le logement envoyé au président pour OK », « La région de la vallée enregistre une croissance record », « L’ONU débat de la crise au Moyen-Orient : espoirs d'une solution rapide », « Le conseil renonce à l'audition de deux professeurs d’université », « Mesure de compromis de réforme du divorce adoptée »3... Il est principalement utilisé dans les productions télévisuelles ou cinématographiques à petit budget car il est beaucoup plus facile et économique d’acheter des journaux accessoires plutôt que de créer une page entière de journal à chaque fois qu’un personnage s’en saisit pour y jeter un coup d’œil. Pour éviter un processus de création qui prend du temps, la production préfère acheter une pile de faux papiers de chez Earl Hays pour seulement 15$ chacun. La raison pour laquelle personne ne remarque généralement la présence répétitive de cet accessoire est possible lorsqu’il n’est pas au centre de l’attention. L’accessoire fait illusion grâce à la vitesse de l’intrigue, il est une information insignifiante et sans importance pour le récit, on pourrait parler ici d’un simple objet prétexte.

Le Bureau des Légendes : objets institutionels

Mimétisme troublant

Suite à mes recherches, mon attention s’attarde sur les objets et identités visuelles institutionnelles. Dans les films d’enquête par exemple, les documents officiels semblent formellement très proches de documents réels. À l’évidence, ils ne le sont pas et de fait, j’imagine que leur conception est particulièrement complexe. Quel est donc le processus de travail utile pour atteindre ce mimétisme troublant et que soulève-t-il en terme de droit ? Il parait aussi intéressant de questionner le statut de ces objets très proches d’une réalité mais présents dans une fiction. Pour en savoir plus sur ce type de production je décide d’interroger Frédéric Cambon, designer graphique pour Le Bureau des légendes. Échanger sur son travail me permettra de mieux comprendre les enjeux de ces projets. Dans le cas de cette série, les objets relèvent d’une multiplicité de références évidentes. Dès le premier épisode, le spectateur assiste à une scène où les documents d’identité du personnage principal sont au centre de l’action. Durant 45 secondes, l’ancienne identité du personnage de Malotru est dévoilée à l’écran. Après avoir déballé le paquet qui contient ces anciens papiers, il brûle la carte de visite de la femme avec qui il avait entrenu une relation durant sa précédente mission en Syrie. La voix off de cette femme superposée à une musique énigmatique fait pressentir au spectateur que le personnage n’en a certainement pas terminé avec son ancienne identité. Plus tard, dans une scène qui prend place à la DGSE, sa légende, Paul Lefebvre, est détruite (adresse e-mail supprimée, document d’identité détruit...). L’agent des renseignements dit avoir perdu sa carte d’identité, qui apparaitra quelques scènes plus tard lorsqu’il décidera d’acheter un téléphone à puce pour contacter Nadia, son ancienne maitresse. Un gros plan de quelques secondes sur la carte d’identité est nécessaire pour identifier la fausse identité que le personnage utilise. Dans Le bureau des Légendes, les accessoires graphiques sont souvent des Hero Props car ils sont utilisés pour leur contenu narratif. Le détail des identités des personnages est aussi important pour la fiction que dans la fiction. Mais à quel point les objets et documents institutionnels ont-ils un potentiel dramatique ?

Interview avec Frédéric Cambon

AM : Quelle est votre formation et votre parcours professionnel ? Comment se retrouve-t-on à travailler pour le cinéma ?
FC : Des hasards, des rencontres, une volonté. Des études d’arts graphiques à l’École Émile Cohl (Lyon), une maîtrise de cinéma à Paris et une année passée à la Art Visual School de Glasgow. La volonté de travailler pour le cinéma, depuis « toujours », de faire des films, d’y participer. En vrac, parce que les choses ne sont pas toujours rectilignes, j’ai œuvré quelques années dans la communication (direction artistique d’une grosse agence de com) avec en parallèle des projets télévisuels (série animée) et cinématographiques (scriptes, courts métrages), la direction artistique d’un label de musique électronique à Lyon. Et puis, il y a eu une bascule sur le tournage d’un docu-fiction pour Arte réalisé par un ami. J’y ai rencontré un chef décorateur, une ensemblière et l’entente a été profonde. Par ricochets, j’ai rencontré d’autres équipes sur Paris, j’ai travaillé en 2005 sur Anthony Zimmer de Jérôme Salle, puis sur un autre film, une série, re un film puis un autre et, un peu comme par hasard, je me suis retrouvé à enchaîner les projets. J’avais entre temps quitté l’agence et me suis installé à Paris.

Quelles sont vos contraintes de travail ? Travaillez-vous à distance ? Êtes-vous souvent présent sur le plateau de tournage ?
Pas vraiment de contraintes, mais une mécanique. Chaque tournage est un peu différent mais d’une manière générale, un chef décorateur et son premier assistant forment une équipe pour tâcher de produire les décors et les accessoires nécessaires aux scénarios. Rarement de travail à distance, l’équipe avance en meute. Il y a d’abord l’étude du scénario (le dépouillement) qui permet ensuite d’établir la liste des éléments à inventer, produire, reproduire et de tâcher d’y appliquer un semblant d’organisation. Je dis « semblant » car un tournage est une chose vivante, sans cesse en mouvement, jamais linéaire. Il n’y a pas d’horaires à la décoration et encore moins à mon poste. Je ne compte pas mes heures, c’est souvent complexe et très concentré. Travailler pour le cinéma (et les séries) commence bien avant le tournage. Il y a la préparation, entre trois mois et trois semaines avant le début du tournage. Il faut préparer, anticiper, fabriquer, organiser, se documenter, produire le plus en amont possible tous les éléments qui seront nécessaires au récit. Organiser selon le plan de travail fourni par la mise en scène (MES) qui en général travaille à nos côtés pour mettre en place le déroulement du tournage à venir. C’est complexe, il y a beaucoup de choses à mettre en parallèle (les disponibilités des comédiens, celle des décors —pour les décors naturels, les « effets » à respecter jour/nuit—, anticiper le temps nécessaire pour la réalisation des prises etc. Toute cette phase de préparation permet d’essayer d’arriver au premier jour de tournage en ayant le plus de choses prêtes afin de toujours conserver une longueur d’avance sur le tournage. Ensuite, il y a le tournage. Alors oui, je suis à la fois au bureau, sur le tournage, en amont sur des décors etc. C’est encore une fois très malléable selon le film. Et il n’y a pas de journée-type. Je commence en général vers 7h du matin et les journées peuvent m’emmener jusqu’à tard dans la nuit, voire jusqu’à 7h du matin le lendemain et d’enchaîner. Je peux passer une journée sur ordinateur et le lendemain courir partout pour trouver des documents de référence, faire des photos de comédiens ou de décors pour fabriquer des accessoires, des découvertes pour les décors et autres réjouissances. Mettre en place un décor avec mes tirages, mes documents et ensuite devoir préparer les accessoires à venir. C’est un vaste champ d’expérimentation des agendas.

Quelle est votre position dans les projets ? Votre production semble disséminée partout, intervenez-vous directement sur le plateau ?
Là encore tout dépend du projet. Je suis en charge de tous les éléments graphiques (au sens large) du film. Du même coup, fréquemment amené à construire une grosse base documentaire suivant le milieu et les activités mises en scène (policier, espionnage, espace, etc.). Ensuite, je dois à la fois réaliser et fournir les éléments pour les décors (découvertes, tapisseries, tableaux, enseignes, signalétiques, logos, chartes graphiques, habillages de véhicules spécifiques, papeterie… ) et les accessoires de jeux à proprement parler (photographies truquées ou non, dossiers, rapports, fausses boîtes de médicaments, cartes, plans, passeports, cartes professionnelles, livres, écrans d’ordinateurs, de jeu, carnets de notes, etc.). Alors évidemment oui, je suis constamment entre le plateau, mes imprimeurs et mon poste de travail.

Avez-vous une pratique numérique (conception d'interface) ? Lors de mes recherches j'ai pressenti qu’il y avait une frontière entre les designers d’objets numériques et les designers d'objets analogiques (ce qui est aussi le cas dans le design graphique en général), avez-vous remarqué une situation similaire dans le graphisme au cinéma ?
Me concernant, je dois essentiellement produire à la fois des objets physiques : documents de jeu, enseignes, fresques, pochoirs, stickers, plaques d’immatriculations, journaux. Le numérique n’est qu’un outil parmi d’autres. Je travaille aussi à la main, je dessine, je fabrique des maquettes. J’ai appris le graphisme et plus largement le design, aussi bien à la main qu’avec des logiciels. L’analogique, le vrai, est essentiel. On ne fait pas des jeux-vidéos, on recrée une réalité. Parmi tous les savoir-faire nécessaires pour exercer correctement ce métier, y a l’art de la reproduction, du faussaire. Savoir chercher, comprendre, adapter et fabriquer « à la manière de ». C’est essentiel. Il en va de la véracité des scènes. En outre, il faut également maîtriser son/ses sujet(s). Je suis fréquemment amené à expliquer un objet, un document, une carte etc. aux comédiens. Simplement parce que pour concevoir et fabriquer un accessoire, il faut l’avoir compris. Pour rédiger un rapport de 20 pages de la DGSE (par exemple avec Le Bureau des légendes), il faut avoir étudié non seulement le principe du document mais aussi son contenu.

D’après les éléments de votre travail, vous concevez principalement des accessoires qui, formellement, sont très proches de documents réels. Cette ressemblance est parfois troublante, quel est le processus de travail pour atteindre ce mimétisme ?
C’est énormément de travail, de recherches, de rencontres. J’essaie le plus souvent de rencontrer des personnels qualifiés suivant les sujets que j’ai à développer (balisticiens, commissaires de police, médecins, cosmonautes etc.). Il faut comprendre et connaître les codes. C’est la partie la plus passionnante de ma manière de faire. Le plongeon tête-baissée dans des univers inconnus.

On pourrait croire qu’il est simple de reproduire des objets « réels » mais quand je m’imagine me confronter à la fabrication de ces objets ça me semble finalement assez complexe. Ce type d’accessoires doit certainement nécessiter une grande précision dans les choix typographiques et les procédés de fabrication ? Quels sont vos outils et votre processus de recherche avant la conception ?
Tout nécessite une précision chirurgicale. Une connaissance typographique, évidemment, une connaissance approfondie des matériaux (papiers, métaux, résine, PVC, etc.). Mais tout le monde ne travaille évidemment pas comme ça. Perso, je mets un point d’honneur à ce que, lorsque je confronte mes documents à des originaux, ou à des professionnels du domaine, il n’y ait pas le moindre écart, la moindre approximation. Le meilleur faux, c’est le vrai.

À quel moment estimez-vous qu’un de vos accessoire fait illusion ? Quel niveau de détails souhaitez-vous atteindre ? Pour un passeport par exemple...
J’essaie d’être à l’identique. Je travaille sur la moindre aspérité ou spécificité technique de sécurité, de dorure, d’épaisseur du papier, le filigranage, le mode de reliure, les tampons etc. Un faux-passeport est bon lorsque qu’il est une copie conforme d’un vrai.

Cette exigence du détail est-elle la même sur chaque projet ? (en fonction de la direction artistique, budget ou autre paramètres)..
De mon point de vue, oui. Si un accessoire est susceptible d’être filmé en gros plan, s’il joue un rôle dans le cours de l’histoire, il n’y a pas d’autre choix. Il peut y avoir des demandes spécifiques de mise en scène.

Quelle part de liberté avez-vous pour ces objets si précis ? En terme de créativité mais surtout en terme de légalité ?
Je prends toutes les libertés. Il y a une magie à recréer la réalité, à faire illusion, à créer le doute. C’est l’endroit du défi. C’est Méliès au Royaume des fées. Du côté de la légalité, il faut être vigilant. Une fois confiés à l’accessoiriste de plateau, il faut être certain de leur destruction après usage. Tous les documents « sensibles » sont détruits ou mis sous clés (papiers d’identité, cartes professionnelles, cartes bancaires etc.)

Quelle part occupe la fabrication des objets dans votre travail ? Les fabriquez-vous vous-même ? Si oui, comment ? Avez-vous accès à des machines particulières ? Si non, qui le fait ? Y a-t-il des autorisations particulières pour les documents officiels ?
Encore une fois, cela dépend des tournages. C’est souvent 50/50. Mais un objet, c’est plein de choses. Un colis censé arriver de Russie dans lequel on trouve un journal avec un message écrit au stylo noir dessus, qui va être ouvert et manipulé est à la fois une création d’objet et de documents. Dans ce cas précis, j’ai dû faire un plan de découpe du cartonnage (spécifique en Russie), refaire des étiquettes de la poste russe, fabriquer le journal en plusieurs exemplaires et écrire, en plusieurs exemplaires, le message manuscrit en russe (censé être l’écriture du personnage) sur le journal. Je conçois les « objets » et gère leur fabrication soit tout seul, soit avec des imprimeurs spécifiques suivant les supports et les matériaux. J’ai en ma possession quelques outils de façonnage, de découpes, de reliure… Pour les documents officiels, tout dépend du degré de sécurité de la chose. Pour des documents d’identité, parce que, même si ils marchent à l’écran, à l’œil formé et au touché, il y a toujours l’évidence d’un faux (les hologrammes de sécurité sont, par exemple, le plus souvent simulés). Et dans la mesure où ces documents n’ont pas à circuler en dehors du plateau, il n’y a pas d’autorisations à demander. Il y a en revanche la nécessité d’obtenir des autorisations des organismes concernés (la Préfecture de Police doit par exemple accorder l’usage de son sceau, de ses logos avant de pouvoir se lancer dans leur utilisation pour le film).

Quels sont les objets les plus complexes que vous ayez produit ?
En vrac, comme ça me vient, disont des dossiers du KGB entièrement reproduits (toilage, cartonnage, dorure et embossage sur les couvertures) sur Anna de Luc Besson, la pierre philosophale, dessinée, sculptée puis moulée en résine avant d’être patinée pour Catacombes des frères Dowdle, des enveloppes de scellés spécifiques avec un mécanisme « jouant » (c’est-à-dire manipulé par le comédien) de fermeture/ouverture, des centaines d’archives de documents de l’État Islamique, des cartes chirurgicales et l’entièreté des salles de crises pour Le Bureau des légendes, des découvertes complexes pour de nombreux décors (les découvertes sont les photos en très grands formats installées à l’extérieur du décor, en studio, pour donner l’illusion de la réalité à travers les fenêtres des appartements, des bureaux), le plan d’évasion sur les murs de la chambre de Vincent Lindon dans Pour Elle de Fred Cavayé etc.

Échange d’e-mail réalisé le 04/12/20

The Imitation game & Blade runner 2049 : objets de temporalités

Il peut paraître surprenant que l’on engage un designer graphique pour travailler sur une époque où ce métier n’existait pas encore. Dans la période médiévale ou lors de la Renaissance par exemple, cette tâche était accomplie pas des artisans ; un calligraphe pour écrire les écrits officiels, un graveur pour les monuments… Selon Annie Atkins1, il en résulte une règle d’or simple : si la technique de l’époque était manuelle, alors il faut faire en sorte de le faire à la main, mais si l’objet était fait avec une machine, alors on réutilise cette machine si elle existe encore (machine à écrire, presse typographique...) sinon, on l’imprime avec les moyens numériques d’aujourd’hui en imitant les aléas de la fabrication traditionnelle (caractère bouché, trame irrégulière...). Il y a quelque chose de fondamentalement contradictoire dans l’authenticité de tout artefact historique graphique dans les films : ils sont souvent imprimés sur du papier jauni et dégradés comme des archives, il semble que le temps a fait son œuvre sur ces objets. Par conséquent, le vieillissement est un stéréotype, il agit comme un repère, et ainsi permet à une fiction d’être crédible (le but étant que le public pense voir quelque chose d'ancien et d'historique). Reproduire parfaitement la réalité est le rôle d’un documentaire par exemple mais pas celui d'une fiction, l’objet stéréotype signale cette différence. Certes, les designers se basent toujours sur des références réelles mais ne produisent pas pour autant des objets et des décors réalistes (c’est là d’ailleurs que se trouve la zone libre créative). L’exemple qui illustre parfaitement la différence entre l’authentique et le réaliste est le bureau du détective. Le fameux cliché du mur d’enquête au fil rouge, autrement nommé « crazy wall »2, est loin d’être réaliste. Selon les membres de la CIA, ces murs d’enquête en toile d’araignée nécessitent trop d’effort et n’ont jamais véritablement été utilisés. Le mur d’enquête est un cliché cinématographique, mais dans un film d’enquête il est très utile pour visualiser la pensée du personnage. On peut même le voir évoluer avec l’état mental du personnage .

Recherches

Pour le designer au service de la fiction, la partie de recherches historique est souvent très minutieuse car il est nécessaire d’être proche de la réalité de l’univers du film. Il faut se poser des questions de fabrications pour comprendre la forme et le contexte d’origine de l’objet pour se rapprocher au maximum de l’aspect susceptible de « faire » authentique. Les recherches sur internet sont parfois compliquées ou infructueuses à cause de mauvais référencements, en particulier des éphéméras. Parfois, écumer les stands des vides-greniers et bouquinistes est plus fructueux, c'est d’ailleurs ce que font fréquemment les accessoiristes de théâtre et de cinéma. Pour The Imitation Game (Morten Tyldum, 2014), le duo de designer graphique Minalima3 relève le défi de recréer les croquis d’Alan Turing, les pages de code-cracking, ou encore une carte maritime... Mais beaucoup d’éléments n’étant pas documentés, l’équipe a effectué des voyages de recherche dans des endroits comme Bletchley Park, le siège du bunker de contre-espionnage d’Alan Turing, et s’est également entretenue avec des historiens pour comprendre le processus complexe de création et de déchiffrage de codes dans les années 1940. Après avoir rassemblé une grande quantité de documents et de journaux de l’époque, ils numérisent chacun d’entre eux afin de créer une base de ressources typographiques et visuelles. Ils peuvent ensuite composer leurs objets numériquement, ils seront ensuite imprimés puis dégradés et/ou annotés manuellement (à l’exception de certains back props). Une carte d’identité des services britanniques mélange des polices de caractères, des écritures et même des tampons pour recréer ce qui, de près, ressemble à un document gouvernemental datant de 70 ans. La somme de tous ces détails analogiques animera l’authenticité. Lors d’une des scènes du film, tous les documents sont brûlés, ainsi la fabrication d'une grande quantité de doubles à été rendue nécessaire, supposant un travail de reproduction minutieux, proche de celui du faussaire.

Anachronisme

En dépit d’être aussi précise que possible, Miraphora Mina admet que certaines libertés sont prises pour l’écran, notamment sur cet aspect d’authenticité. Mais en fin de compte, c’est un compromis de conception conscient dans l’intérêt non pas de la précision historique, mais de l’expérience du public de l’histoire elle-même. Les limites utiles du détail sont là où celles de l’illusion commence. Les designers sont attentifs à ne pas créer d’anachronisme (produisant des résultats qui dans certains cas ressemblent à du pastiche), au risque de produire un travail homogénéisé, sans rapport contextuel à la réalité. Le web regorge de sites4 qui centralisent les décalages temporels, c’est la première raison pour laquelle je ne n’en citerai pas ici. Mais aussi car cela semble excessif d’identifer ces écarts qui passent la plupart du temps inaperçus, même si, en tant que professionnels, les designers ont la responsabilité de recréer les périodes passées le plus fidèlement possible. Il ne s’agit pas toujours d’erreurs involontaires. Ce n’est pas souvent la responsabilité du département artistique, « le plus souvent, ce sont des choix « stratégiques » du réalisateur et des producteurs, dans un effort de reconditionner le spectacle pour un public moderne. Le département artistique ne fait que suivre les instructions »5. Les exemples d’anachronismes graphiques flagrants sont rares, ce sont principalement des personnes averties qui les remarquent, et personne ne peut déclarer une erreur anachronique comme aberrante, la plupart d’entre-elles passent inaperçues. Alastair Johnston conclut son article défendant la précision chronologique par « repérer des anachronismes typographiques est amusant ou irritant, selon votre humeur. Si ceux qui ont tenté de « sortir » George W. Bush comme délinquant dans son devoir avec de faux documents de la Garde nationale de l’air avaient consulté un expert, ils auraient peut-être prouvé leur point de vue de manière un peu plus convaincante »6. Il est vrai que de nombreux designers s’impliquent et consultent des experts (criminologie, histoire, science...) pour accéder à une justesse des contenus et des formes. Parfois, l’anachronisme devient un choix, et par conséquent un parti pris, chez les Monthy Python, l’erreur chronologique volontaire devient « une forme d’humour finalement peu consensuelle, souvent sujette à controverses, qui peut devenir un outil de « distinction », par la connivence culturelle qu’elle suppose avec le lecteur ou le spectateur 7 ». Mais justement le ressort comique tient dans la connaissance complice du spectateur, et c’est certainement pour cela qu’un anachronisme graphique a peu de raisons de représenter un intérêt particulier.

Designer le futur

Le détail historique renforcerait donc n’importe quelle histoire ? Ce qui est certain c’est que les étapes de recherches documentaires sont déterminantes pour l’élaboration des accessoires d’un film d’époque, « Observer pour imiter de manière convaincante », c’est ce que l’on m’a répété à de nombreuses reprises lors de mes études en Design for Film. Dans le cas du film historique, le vraisemblable et l’illusion s'appuient sur les connaissances historiques, mais dans le cas d’un film de science fiction, il est impossible d'entreprendre des recherches pour une époque qui n’a jamais existée. Quelles sont les différences entre le travail de reconstitution lié à une époque et le travail de création original dans le cadre d’une fiction futuriste ou utopique ?

Dans le milieu du design pour le cinéma, on reconnait que les projets de science fiction, sont toujours plus complexes du fait de leur univers entièrement imaginés. Mais dans la plupart des cas, ces projets reposent aussi sur des références réelles. Pour Blade Runner 2049, trente-cinq ans après le premier volet de Blade Runner8, les équipes de designers découvrent un projet si secret qu’ils n’ont le droit qu’à une seule lecture du script sans prises de notes. La difficulté particulière avec la science-fiction vient des stéréotypes. Denis Villeneuve, le réalisateur suggère donc à David Sheldon Hicks9 et son équipe de remettre en question leur processus créatif et de se détacher de leurs ordinateurs afin de créer une technologie moins attendue. Ils décident alors de créer des systèmes informatiques qui mélangent le synthétique et l’organique. Lors d’une conférence10, le porte-parole de Territory Studio explique que leurs premières recherches s’orientent vers des affichages optiques et graphiques qui semblent plus tangibles, organiques, humains et imparfaits. Dans cet univers où les frontières entre réel et artificiel sont ambigües, le but est de ramener de la physicalité. Pour les visuels à l’écran par exemple, ils s’inspirent d’éléments bioluminescents. Ils entreprennent également des expérimentations totalement analogiques : couper un melon, le scanner, le modéliser en 3D, puis l’imprimer, le projeter et enfin le reprendre en photo, afin de garder une histoire dans l’image. Ils photographient également d’autres fruits en macro en ayant pour objectif de s’inspirer de la biotechnologie. Le brief proposé par Denis Villeneuve et son équipe de direction artistique avance trois valeurs déterminantes à suivre pour les départements artistiques : brutalité, échelle, pouvoir. Le principe d’échelle étant principalement respecté par les décorateurs et les cadreurs (prise de vue aérienne), c’est surtout le concept de brutalité et de pouvoir qui inspireront les designers graphiques. Étant donné le radical bouleversement de la technologie depuis le premier volet, Territory Studio, en charge de ces réalisations, propose d’utiliser la technologie pour mettre en forme l’état de division de la société présentée dans le film. On distingue ainsi trois strates de technologies : d’abord des outils délabrés et presque obsolètes utilisés par les 99% faisant partie d’une classe non privilégiée, les technologies qu’ils utilisent sont plus organiques, endommagées et présentent des imperfections. Pour les scènes d’extérieurs dans les quartiers populaires, on observe une accumulation d’écrans LED, avec une multitudes de langages. Une multiplicité vraiment importante pour construire cette ambiance de saturation technologique. Ces écrans du décor sont fonctionnels. Vient ensuite la technologie de la LAPD (Los Angeles Police Department), les écrans dans la voiture spinner conduite par l’agent K par exemple. Ce véhicule connecté à l’héritage du premier film méritait son propre nouveau souffle. Il fallait donc comprendre le langage des formes utilisées pour ce véhicule, comment il bouge et quelle est son utilité, son utilisation et son rôle dans le film. La technologie est plus colorée, et organique. Ce qui contraste avec le système plus institutionnel, cette force brutale qui supprime le reste de la population : la technologie super lisse de la Wallace Corp. Moderne et hybride, elle est faite pour une personne qu'elle seule peut comprendre et lire. À l’échelon supérieur, ils ont accès à la modernité absolue, un système fait sur mesure qui est fabriqué pour ces personnes qui ont du pouvoir. Il y a toujours une recherche de physicalité avec le mélange d’analogue et de digital mais les designers cassent les règles des UX. Leur motivation n’est pas de créer un système rigoureux mais d’utiliser les éléments d’affichages et la technologie pour raconter une histoire, qui entre en résonance émotionnelle dans cet univers.
Même à travers les objets numériques, le film trouve des solutions pour ramener de l’originalité, de l’émotion et de la physicalité dans la technologie. Blade Runner est un défi particulierement bien relevé, dans le contexte d’un second volet, il est intéressant de voir comment la production a su éviter —par le prisme d’une posture de retro design— l’écueil d’accentuer lourdement le futurisme du premier volet.

Her : Objets numériques

Les questions de conception d’interfaces utilisateur (UI) pour le cinéma et la télévision sont relativement récentes, et reflètent la façon dont nos vies sont de plus en plus saturées en technologie. Souvent nommés « Screen Graphics », « Fictional User Interface » ou « Fantasy User Interface », ils apparaissent au cinéma à partir de la seconde moitié du XXe siècle, parallèlement à l’arrivée des premières interfaces graphiques et des traitements de textes WYSIWYG1 inventée par Xerox et Apple Computer au cours des années 70/80. Exploités fréquemment et nécessaires si l’on souhaite obtenir une cohérence avec le genre du film et l’époque de la narration, ils sont particulièrement utilisés dans le registre de la science fiction. Ces créations sont un instantané de l’innovation à court terme fantasmée d’une époque. Les écrans graphiques sont désormais compréhensibles par tous et deviennent donc des mécanismes essentiels de narration présents pour communiquer rapidement et à moindre coût des informations et des points d’intrigue essentiels. Dans un récit, et pour aborder des aspects particuliers de l’histoire, leur usage a parfois plus de sens qu’un effet visuel ou la performance d’un acteur. Par exemple, l’affichage d’une carte sera sûrement plus efficace qu’une description du lieu par un acteur et plus économique que des plans construits avec des effets visuels pour recomposer un décor (il n’aura également pas le même sens d’être vu ou raconté). Une interface utilisateur fictionnelle sera construite à partir de trois éléments : le design, la technologie et l’histoire (la fiction). De ce fait, le designer imagine un futur « possible » mais fait également un commentaire et un état de la culture technique contemporaine. Ainsi, le tournage d’un film est parfois le lieu d’expérimentation de visions technologiques, dont l’expérimentation permet de faire un test d’utilisation. Par exemple, l’interface holographique gérée par le mouvement dans Minority Report2 est une projection verticale, ce qui nécessite une position avec les bras levés en permanence. Sur le tournage, la production s’est rendue compte que cette interface gestuelle s’avérait finalement peu ergonomique. Tom Cruise ne cessait de faire des pauses entre les prises pour relâcher ses bras. D’un autre côté, le film soulève aussi des potentielles problématiques liées à cette technologie. Dans l’une des scènes, le personnage principal serre la main d’un homme devant l’interface. Immédiatement, le dispositif interprète ce geste et ferme les fichiers présents à l’écran. Cette action soulève un problème majeur dans les interfaces gestuelles. Puisque le corps de l’utilisateur est le mécanisme de contrôle mais qu’il ne s’adresse pas à cet outil en permanence, l’interface devrait comprendre le sens des gestes de l’utilisateur, et s’ils lui sont destinés ou non. De cette manière, le cinéma et la technologie se nourrissent mutuellement. Certains exemples montrent comment le cinéma à pu influencer la technologie entre prédiction et vision. Ces expériences ont parfois un rôle pratique pour la recherche dans l’interaction humain-machine et sont une influence insoupçonnée pour concevoir des techniques d’interaction. Les formes physiques des contrôleurs et l’exploitation des interfaces s’inspirent sérieusement de cette anticipation pour des détails concrets. Ainsi, le cinéma « naturalise » les innovations industrielles et fournit à la science des tests parfois relativement substantiels.

Supports variés

Les productions cinématographiques ont conçu au fil des années une variété considérables d’objets graphiques numériques. Comme pour les objets analogiques, ils peuvent se trouver en arrière-plan pour contextualiser la scène ou en interaction avec un acteur pour participer directement à l’action. Parfois, certains éléments sont ajoutés en post-production comme les interfaces holographiques. Le designer crée souvent des images fixes ou des animations pour un site internet par exemple. Mais les plus gros projets sont les interfaces graphiques. On distingue les interfaces écran (OS, logiciel, site web...), les interfaces de réalité augmentée qui s’adaptent à l’environnement (souvent employées pour la gestion de vaisseaux), les interfaces holographiques, les surfaces tactiles mobiles et fixes (horizontales ou verticales).

Los Angeles 2025

Her dépeint la corrélation entre relations et technologie dans un futur proche, potentiellement envisageable. Les intelligences artificielles sont de plus en plus semblables à celle des humains et c’est à travers ce trouble que Spike Jonze nous raconte la relation dérangeante de Theodore et Samantha la voix du nouveau système d’exploitation OS1 auquel il s’attache pour donner sens à sa vie. Crédité comme « concepteur graphique futuriste », Geoff McFetridge3 est le designer qui a produit cette interface omniprésente dans le film. Grâce à son allure inoffensive (le cuir s’oppose à l’usage habituel du métal, verre et plastique pour les objets connectés), et son design chaleureux (typographie cursive), on ne doute pas que puisse exister cet OS très immersif et extrêmement puissant. En pratique, le système d’exploitation lui-même est inséré dans un étui à cigarettes vintage ramassé dans un marché aux puces. Pour son écran d’accueil, S. Jonze a transmis des images de vieilles cartes de visite comme source d’inspiration. Lors d’une scène charnière, Theodore ne peut pas atteindre Samantha, l’équivalent de l’écran bleu devient un logo en triple hélice symbole de la continuité et éternité de l’IA sur un fond orange assez peu menaçant. En effet, le Los Angeles de 2025 est bien loin de celui de Blade Runner, l’esthétique douce et presque rétro du film est inhabituelle pour ce genre de fiction. G. McFetridge raconte4 qu’au début de la phase de conception, Jonze faisait pression pour s’inspirer de compositions dimensionnelles (comme Google Earth) auxquelles McFetridge a résisté. « S’il y a une chose à dire à propos de mon travail, c’est que c’est vraiment, vraiment plat, je suis juste intéressé par la planéité ». Les concepts de McFetridge évoquent en effet la tendance plus large du flat design, l’abandon du design skeumorphique5 proposé par Apple à ses débuts. Pour l’application d’écriture manuscrite que Theodore Twombly utilise dans son travail chez Beautiful Hand-Written Letters, il garde les aspects fonctionnels traditionnels (fenêtre, icône…) et les différentes extensions de la métaphore commune du bureau, popularisée en 1984 avec l’introduction du Macintosh. McFetridge a tenté dans le film d’illustrer le potentiel de la conception haptique en redéfinissant pour le spectateur à quoi pourrait ressembler un bureau commun. Quand est venu le temps de commencer à réfléchir à la façon dont les interfaces fonctionneraient, le designer a commencé par construire des modèles en bois  et avec la technique simple du collage de papiers découpés. Il a envisagé que chaque interface du film soit entièrement personnalisée pour chaque utilisateur/acteur. Les interfaces de Twombly sont conçues pour ses préférences, une aversion pour la métaphore commune du bureau elle-même ; au lieu d’un arrière-plan parsemé d’icônes superflues et d’une barre de tâches sinueuse ou d’un dock d’applications, le film a réimaginé son logiciel, et le met au service de la psychologie du personnage.

Parachronisme

Les accessoires numériques ont finalement beaucoup de points communs avec les accessoires analogiques ; ils nécessitent des recherches approfondies lorsqu’il est nécessaire d’adopter un langage plus ou moins fictif. Il faut aussi que le designer réussisse à trouver l’équilibre entre la justesse des contenus et l’apport de fiction dans le récit. Ils jouent donc entre les conseils de professionnels concernant les logiciels, les interprétations des données et la vision que projette le réalisateur. Il arrive par exemple que les productions consultent la NASA lorsqu’il faut construire des animations précises. Entre les premières recherches pour les besoins du film et sa sortie, souvent plusieurs années s’écoulent. Et avec l’évolution quasi instantanée des technologies d’aujourd’hui, certaines innovations peuvent très rapidement être dépassées par de plus récentes. Dans certains cas, on peut parler de parachronisme (l’inverse d’anachronisme). Par exemple les designers de Star Trek imaginent des téléphones et tablettes tactiles mais au même moment proposent des tableaux de bords sans écran, ce qui provoque une asymétrie dans les avancées technologiques dans l’univers qu’ils ont construit.

Application

Tout comme les accessoires analogiques, les objets numériques sont avant tout des outils de jeu interactifs pour les acteurs. Dans un souci d’authenticité, l’utilisation de fond vert n’est que très peu utilisé, les affichages d’écrans sont directement filmés dès que cela est possible. Ce qui est très utile pour le réalisateur et le directeur de photographie car ils n’ont pas à les imaginer. Les acteurs peuvent interagir réellement avec et poser le regard exactement là où se passe l’action sur l’écran. La société Compuhire6, notamment, prend des vidéos réalisées par les graphistes et ajoute des points de contrôles dans leur chronologie, de sorte que lorsque l’acteur frappe ses touches, l’interaction se produit (une sorte de playback appliqué aux objets). Ils le construisent ensuite comme un logiciel et le rejouent sur le plateau devant l’acteur. La discipline reste la même, il faut créer un design crédible et clair tout en restant captivant pour le spectateur. Dans le cas des interfaces, et encore plus dans un plan cinématographique (d’une courte durée), la notion d’affordance7 est particulièrement importante. Il faut créer une relation naturelle, que le public saisisse le fonctionnement dans la machine sans mode d’emploi. Il doit pouvoir comprendre le plus rapidement possible en quoi consiste son utilisation et ce qui va se passer lors de son déclenchement. L’objectif du designer tient donc dans une proposition d’interface fictive réaliste tout en étudiant des possibilités esthétiques et ergonomiques s’appuyant sur l’état du design actuel en projetant d’éventuelles futures technologies.

Les designers n’ont pas besoin que leur interfaces soient fonctionnelles (dans la réalité), de fait, il peuvent se projeter dans un futur et imaginer des interfaces et se concentrer sur leur apparence. Cependant des compétences en code peuvent être utiles pour réaliser des outils qui ont un rapport beaucoup plus subtils car, commme nous l’avons vu plus tôt, la force de réalité de ces objets ne réside pas uniquement dans une résolution visuelle (l’exemple de Minority Report en est témoin). Suite à mes deux entretiens, je remarque également que, comme dans le domaine du design graphique actuel, on constate une vraie division entre les designers qui travaillent sur les objets interactifs et ceux qui conçoivent des objets « analogiques ».

Napoléon Dynamite : objets titres

L'objet graphique au centre du générique

Idéal pour introduire et contextualiser, les objets graphiques peuvent prendre le rôle de panneau titre à l’ouverture d'un film ou d'une séquence. L’objet livre était un outil particulièrement utilisé avant l’apparition et la démocratisation de l’usage des techniques numériques. La classique « storybook title sequence », très présente chez Disney, est un préambule filmé en live action qui sert à établir le cadre du conte féérique, le film devient un substitut du livre qu’on lit le soir aux enfants avant d’aller se coucher. La forme du livre prépare à l’ambiance du film, un manuscrit illuminé et des blasons pour une période médiévale par exemple... Comme on juge un livre à sa couverture, c’est la reconnaissance distincte des spectateurs provenant de leurs expériences passées et de leurs connaissances actuelles qui leur permet de contextualiser l’histoire. La séquence devient même parfois narrative avec une présentation de l’histoire sous une forme emblématique. Ce procédé est notamment parodié par les Monty Python pour Sacré Graal !1. Vingt minutes après le début de film, l’histoire du Roi Arthur est introduite au fil des pages d’un livre enluminé, superposé à une voix off qui présente la cour au complet.

Le portrait de Napoleon

Réalisé par Aaron Ruell2, le générique de Napoleon Dynamite prend la forme d’une collection de visuels nostalgiques et remplis d’innocence. Pour ce film à petit budget (400 000$) et aux ressources limitées, ces objets sont des outils représentatifs de l’univers du récit où tout renvoie à un style année 80/90 dans lequel le web est déjà présent. On repère tout de suite le mode de vie rural des personnages qui vivent dans des références culturelles datées. Filmé avec une lumière naturelle, le spectateur est plongé dans l’environnement ordinaire des personnages. Le montage en coupe droite et plans POV3 assez longs permet d’observer les détails de chaque objet. On peut ainsi deviner beaucoup de choses sur les personnages avant même de les voir à l’écran. Les trois premiers plans assurent le ton léger et comique de la fiction mais également le statut social et la culture américaine qui résonne. On notera que chaque plat du générique est mangé plus tard dans le film par l’acteur indiqué (ils représentent ainsi les goûts de chacun et par extension leur personnalité). On voit ensuite le portefeuille de Napoléon avec une carte « U.F.O Abduction Insurance » représentative de son univers excentrique et sa carte d’étudiant qui nous permet d’identifier le lieu (un lycée dans l’état de l’Idaho), l’époque (année scolaire 2004-2005), le nom et le visage du personnage principal de l’histoire. L’étoile ninja en origami fait référence à l’obsession de Napoléon pour les armes et les arts martiaux tandis que les livres empruntés, « Bigfoot and me » et « Science and Centaurs » montrent les intérêts du personnage et rappellent son style nerd et fantaisiste. La reliure et les illustrations du livre combinés aux fiches d’emprunts nous permettent de déduire qu’ils proviennent probablement d’une école publique avec des ressources limitées et des matériaux obsolètes. Le baume à lèvres fait référence à une habitude comique du personnage que l’on découvrira plus tard dans le film. Les dessins enfantins et les typographies maladroites révèlent un personnage introverti, à la personnalité loufoque et artistique. Un plan sur des crayons, gommes et rapporteur nous ramènent à l'adolescence, la procrastination et l'ennui éprouvé en classe. Même si les plans principaux utilisés tout au long de la séquence sont un gros plan classique ou un gros plan moyen, l’arrière-plan des titres change à plusieurs reprises. Nous transportant successivement dans plusieurs lieux de vie du personnage, de la moquette pour une chambre, du linoléum pour la salle de classe, une table du réfectoire, apportant du réalisme à la séquence. Comme nous l’avons déjà observé, le gros plan confère une importance aux objets, si on ajoute à cela la durée des plans d’environ 6 secondes, l’usage d’un grand angle, et les sons diégétiques (oiseaux et bruits des objets) on comprend que le but est que le spectateur puisse les identifier afin de cerner les personnages et deviner que ce film est une comédie qui dépeint la « vraie vie ». L’objectif de ce générique étant de dresser le portrait du personnage principal, dès les première minutes on sait que le film parle d’un lycéen nerd nommé Napoléon Dynamite, qui s’intéresse à l’espace, qui aime dessiner et a un côté immature. Mais l’objectif d’un générique est aussi de dresser l’identité du film, cette séquence en montage et plans simples, avec peu d’effets, est fluide et facile à regarder, ce qui correspond parfaitement au genre du film. Le titre du film écrit à la main sur un coin de bureau (qui apparait quelques minutes plus tard) a été conçu par Pablo Ferro4, c’était l'unique plan d’ouverture du film lors de sa première projection du film au festival Sundance. Le générique réalisé après le sortie du film participera à une meilleure appréhension de celui-ci ainsi qu’à son succès.

Conclusion : Le vrai du faux

Une enquête ambiguë sur des ambigüités

Après tous les cas étudiés, peut-on imaginer toutes les possibilités que le cinéma peut offrir aux designers graphiques ? En effet, que ce soit pour une petite production ou pour un blockbuster, faire du design graphique pour le cinéma est certainement un excellent apprentissage de la valeur des images et de l’artifice de leur construction. Certains designers consacreront beaucoup de temps à réaliser quelque chose et son impact ne sera même pas mesurable. Mais il s’enregistre dans l’esprit du spectateur.

Rien n’est réel, tout est vraisemblable, le cœur de cette édition réside ici, dans les régimes du faux. On ne demande jamais à un designer graphique de faire du faux, habituellement, il s’agit plutôt d’atteindre une certaine fonction de communication, de s’ancrer dans une réalité afin de représenter et transmettre des informations et des idées. Le design graphique pour le cinéma est donc bien une pratique « à part », et certes marginale du design graphique, qui mérite d’être clairement identifiée, étudiée et questionnée. D’après la définition du CNRTL le vraisemblable est « ce qui semble vrai, possible, envisageable au regard de ce qui est communément admis ». Le vraisemblable, cette idée qu’on se fait de la réalité, se place donc comme une des matières premières nécessaire au travail des designers pour le cinéma. Ainsi, un spectateur projette ces vrais faux objets dans une réalité fictive qui lui semble illusoirement vraisemblable. Cette illusion parfaitement maitrisée participe très certainement à cet état d’hypnose évoqué par Roland Barthes dans son article « En sortant de cinéma ». Selon lui, l’image filmique est un leurre parfait, « Je suis enfermé avec l’image comme si j’étais pris dans la fameuse relation duelle qui fonde l’Imaginaire. » Aujourd’hui nous avons pu identifier quelques responsables, ces faussaires courent toujours, tapis dans l’ombre, ils jouent avec notre imagination, entre l’imitation et l’interprétation, entre le vrai et le faux. Mais finalement qu’est ce qu’endosser un rôle qui conduit à faire de faux vrais… pour de faux ?

Notes